49

— Vous n’êtes pas resté longtemps avec vos amis, dit Trevor.

— Nous nous sommes trouvés en désaccord.

— Au sujet de cette affaire de Berceau ?

— Si l’on veut. Mais cela touche à beaucoup plus profond. Les préjugés fondamentaux entre androïdes et humains.

— Herkimer a tué un androïde qui lui apportait un message à propos du Berceau, dit Trevor.

— Il a cru que c’était quelqu’un envoyé par vous. Quelqu’un déguisé en androïde. Voilà pourquoi il l’a tué.

Trevor fit une moue hypocrite :

— Dommage, dit-il. Dommage. Cela vous ennuierait-il de me dire comment il a décelé… disons, si vous voulez, la supercherie ?

— C’est là quelque chose que je ne vous dirai pas.

Trevor s’efforça de paraître indifférent.

— Le point essentiel, dit-il, est que cela n’a pas marché.

— Vous voulez dire que les androïdes ne se sont pas précipités pêle-mêle vers le Berceau pour vous montrer où il était ?

— Il y avait également un autre aspect de l’affaire. Ils auraient pu retirer quelques-uns de leurs gardes des points critiques. Cela nous aurait un peu aidés.

— Le coup était à double tranchant…

— Oh, bien sûr, bien sûr, dit Trevor. Rien ne vaut le fait de damer le pion de l’adversaire.

Il jeta un regard furtif vers le visage de Sutton :

— Depuis quand, et pourquoi, avez-vous abandonné la race humaine ?

Sutton porta la main à son visage, tâta le plastique dur qui avait remodelé ses traits pour en faire ceux d’un autre.

— Ç’a été l’idée de Herkimer, déclara-t-il. Il pensait que cela me rendrait plus difficile à repérer. Que vous ne seriez pas à la recherche d’un androïde.

Trevor en convint :

— Cela aurait pu être utile. Cela nous aurait trompés un moment mais lorsque vous êtes parti et que le psycho-pisteur vous a suivi, nous avons su qui vous étiez.

L’écureuil revint en sautillant dans l’herbe, s’assit devant eux et les considéra.

— Sutton, questionna Trevor, que savez-vous de cette affaire du Berceau ?

— Rien, répondit Sutton. Ils m’ont dit que j’étais un humain et que c’était une affaire qui ne concernait que les androïdes.

— Vous pouvez voir par là quelle importance elle doit avoir.

— Je le crois, en effet.

— Vous pouvez deviner, simplement d’après le nom, de quoi il peut s’agir.

— Ce n’est pas trop difficile à deviner, en effet, dit Sutton.

— Parce que nous avions besoin d’un plus grand nombre d’hommes, dit Trevor, nous avons fabriqué les premiers androïdes, il y a un millier d’années. Nous en avions besoin pour grossir les rangs trop clairsemés de l’espèce humaine. Nous les avons conçus aussi proches des humains que nous avons pu. Ils pouvaient faire tout ce que les humains peuvent faire, sauf une chose.

— Ils ne peuvent pas se reproduire, dit Sutton. Je me demande, Trevor, en admettant que cela ait été possible, si nous leur aurions donné aussi cette faculté. Car si nous la leur avions donnée, ils auraient été de vrais humains. Il n’y aurait eu aucune différence entre un homme dont les ancêtres étaient sortis d’un laboratoire et ceux dont les ancêtres remontaient à l’océan primordial. Les androïdes auraient été une race se perpétuant d’elle-même, et ils n’auraient pas été des androïdes. Ils auraient été des humains. Nous aurions accru notre population par des moyens chimiques, de même que par des moyens biologiques.

— Je ne sais pas, dit Trevor. Honnêtement, je ne sais pas. Bien sûr, le miracle c’est déjà que nous ayons pu les fabriquer, que nous ayons pu produire la vie en laboratoire. Réfléchissez simplement à la capacité intellectuelle et au talent technique qu’il a fallu pour cela. Pendant des siècles, des hommes s’étaient efforcés de découvrir ce qu’était la vie, ils étaient allés d’une impasse dans une autre, s’étaient heurtés sans cesse à de nouveaux murs. Faute d’une solution scientifique, beaucoup d’entre eux se tournèrent vers l’origine divine, vers une solution mystique, vers la croyance que c’était une affaire d’intervention divine. Cette idée est parfaitement exprimée par Lecomte du Nouy[5], qui écrivait au vingtième siècle.

— Nous avons donné aux androïdes une chose que nous ne possédons pas nous-mêmes, dit calmement Sutton.

Trevor le considéra avec de grands yeux, soudain durcis, soudain soupçonneux.

— Vous…

— Nous leur avons donné l’infériorité. Nous les avons faits moins qu’humains. Nous leur avons fourni une raison de nous combattre. Nous leur avons refusé une chose pour laquelle il faut qu’ils combattent afin de l’obtenir… l’égalité. Nous leur avons fourni un motif que l’Homme n’a plus depuis longtemps. L’Homme n’a plus à prouver qu’il vaut autant que n’importe qui d’autre, qu’il est l’animal supérieur dans son monde et même dans sa galaxie.

— Ils ont acquis l’égalité maintenant, dit Trevor amèrement. Les androïdes se reproduisent eux-mêmes… chimiquement, pas biologiquement, depuis longtemps déjà.

— Nous aurions pu nous y attendre, dit Sutton. Nous en douter. Depuis longtemps.

— Je suppose que nous aurions dû, admit Trevor. Nous leur avons donné le même cerveau que le nôtre. Nous leur avons donné ou essayé de leur donner une optique humaine.

— Et nous leur avons mis une marque sur le front, répliqua Sutton.

Trevor eut un geste irrité de la main.

— Ce petit détail est maintenant réglé, dit-il. Lorsque les androïdes fabriquent un autre androïde, ils ne se donnent pas la peine de lui mettre une marque sur le front.

L’esprit de Sutton sursauta puis s’effondra comme s’il avait été frappé par un coup de tonnerre… un coup de tonnerre qui gronda et roula dans sa tête, un coup de tonnerre grossissant, rugissant, douloureux, qui couvrit tout.

Il avait parlé d’une arme. Il avait dit qu’il y avait une arme.

— Ils pourraient se rendre supérieurs à ce qu’ils étaient originellement, dit Trevor. Ils pourraient faire face mieux que le modèle. Ils pourraient créer une super-race, une race mutante, appelez cela comme vous voudrez…

Une seule arme, avait-il dit. Et on ne peut pas se battre avec une seule et unique arme.

Sutton porta la main à son visage et se frotta énergiquement le front.

— Bien sûr, dit Trevor. Il y a de quoi devenir fou d’y penser. J’ai failli le devenir. Vous pouvez imaginer toutes sortes de possibilités. Ils pourraient nous évincer. Les nouveaux évinçant les anciens.

— La race resterait quand même humaine.

— Nous avons évolué lentement, Sutton, reprit Trevor. L’ancienne race. La race biologique. Nous avons progressé depuis l’aube de l’humanité, nous avons progressé depuis les silex taillés et les haches, depuis la caverne ou le nid dans l’arbre. Nous avons progressé au prix de trop de lenteur, de peine et de sang pour nous laisser arracher notre héritage par une race pour qui cette lenteur, cette peine et ce sang ne signifieraient rien du tout.

Une arme, se disait Sutton. Mais il s’était trompé. Il y avait un millier d’armes, un million d’armes qui venaient se mettre en ligne. Un million d’armes pour sauvegarder la destinée de tous les êtres vivants qui existaient ou qui existeraient. Aujourd’hui ou dans un million de milliards d’années.

— Je suppose, dit-il d’une voix troublée, que vous avez l’impression à présent que je devrais me ranger de votre côté.

— Je voudrais, dit Trevor, que vous découvriez pour moi le lieu où se trouve le Berceau.

— Afin que vous puissiez le détruire.

— Afin que je puisse sauver l’espèce humaine. La vieille espèce humaine. La véritable espèce humaine.

— Vous avez l’impression que tous les hommes à présent devraient faire bloc…

— S’il reste une trace d’humanité en vous, dit Trevor, vous vous joindrez à nous, maintenant.

— Il fut un temps, dit Sutton, sur Terre, autrefois, avant que les hommes n’aillent dans les étoiles, où l’espèce humaine était la chose la plus importante que l’esprit de l’Homme pût concevoir. Ce n’est plus vrai, Trevor. Il existe d’autres espèces tout aussi importantes.

— Chaque espèce est loyale vis-à-vis des siens. L’espèce humaine doit être loyale envers elle-même.

— Je vais être un traître, dit Sutton. Je peux me tromper mais je persiste à penser que la destinée est plus importante que l’espèce humaine.

— Vous voulez dire que vous refusez de nous aider ?

— Non seulement cela, mais je vais vous combattre. Je vous le dis pour que vous le sachiez. Si vous voulez me tuer, Trevor, c’est le moment. Parce que si vous ne le faites pas maintenant, ensuite il sera trop tard.

— Je ne voudrais vous tuer pour rien au monde, dit Trevor. Parce que j’ai besoin des mots que vous avez écrits. En dépit de vous et des androïdes, Sutton, nous les lirons de la manière dont nous voulons qu’ils soient lus. Et ainsi feront toutes les autres créatures visqueuses et rampantes que vous admirez tellement. Il n’existe rien dans l’univers créé par Dieu qui puisse résister à l’espèce humaine, qui puisse rivaliser avec elle…

Sutton vit le dégoût peint sur le visage de Trevor.

— Je vous laisse en face de vous-même, Sutton, continua Trevor. Votre nom restera comme la tache la plus noire de toute l’histoire humaine. Les syllabes de votre nom seront telles que le dernier des humains aura un haut-le-cœur s’il les prononce. Sutton deviendra un mot vulgaire qu’un homme utilisera quand il voudra en insulter un autre…

Il lança à Sutton un nom outrageant et Sutton ne bougea pas, immobile sur son banc.

Trevor se leva et s’en alla, mais il se retourna. Sa voix ne fut guère plus qu’un souffle mais elle cingla l’esprit de Sutton comme un fouet.

— Vous pouvez aller vous débarbouiller la figure, dit-il, et enlever ce plastique et cette marque. Mais vous ne serez plus jamais humain, Sutton. Vous n’oserez plus jamais vous considérer comme un homme.

Il tourna les talons. En le regardant s’éloigner, Sutton vit l’humanité s’éloigner de lui pour toujours.

Quelque part dans son esprit, très loin, il lui sembla entendre le bruit d’une porte qui se fermait en claquant.

Dans le torrent des siècles
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